Partie VI :  
Conclusions et perspectives

 



L’étude des colicines a conduit à la découverte du système Tol-Pal. La fonction propre de ce système n’est pas encore bien définie, mais son détournement par les colicines et par les bactériophages dans l’étape de translocation est clairement identifié. Au sein de ce système, les protéines TolA, TolQ et TolR jouent un rôle central. Ces trois protéines forment un complexe dans la membrane interne. TolA s’étend à travers le périplasme et son domaine C-terminal (TolAIII) est en mesure d’interagir avec les protéines Pal et TolB (qui forment un complexe associé à la membrane externe) ainsi qu’avec certaines porines de la membrane externe (OmpF, PhoE et LamB). C’est également l’interaction avec ce domaine qui est corrélée avec la translocation des colicines du groupe A et de l’ADN de bactériophages Ff à travers la membrane externe. C’est ce domaine protéique d’une centaine de résidus que nous avons placé sous la loupe du spectromètre de Résonance Magnétique Nucléaire.

Le domaine TolAIII nous est apparu comme particulièrement flexible. En effet, des changements de conformations ont pu être observés à plusieurs reprises et dans des conditions différentes. Les changements les plus spectaculaires sont observés lors de l’interaction de TolAIII avec le domaine N-terminal de la colicine A (ATh). Dans ces conditions, la mobilité de la chaîne principale augmente et les spectres de RMN deviennent méconnaissables, bien que la protéine conserve une propension à adopter une structure secondaire. Soumise à des variations de température, cette forme de TolAIII évolue : des résonances apparaissent ou disparaissent selon que les régions correspondantes de la protéine passent par des régimes dynamiques observables par RMN ou non. D’autres changements conformationnels moins drastiques sont observés lors de l’interaction de TolAIII avec le domaine N-terminal de la protéine de capside de phage g3p (g3p N1). Sur le spectre HSQC de référence de TolAIII, l’ensemble des résonances est affecté et, compte tenu du régime d’échange entre les formes libres et liées, une réattribution des résonances dans la forme liée de TolAIII aurait été nécessaire pour identifier et quantifier les déplacements de pics de corrélation. La résolution de la structure en solution de TolAIII libre et sa comparaison avec la structure cristallographique de TolAIII en complexe avec g3p met en évidence les changements de conformation induits par l’interaction. Le feuillet ß de TolAIII se redresse et prolonge le feuillet ß de g3p. Cette jonction est rendue possible par le déplacement de la première hélice de TolAIII. Enfin, même avec TolAIII isolé, des évolutions surprenantes sont apparues : en présence d’un agent réducteur, deux espèces distinctes de TolAIII coexistent en solution et une interconversion entre ces espèces a même pu être observée.

Ces changements de conformation de TolAIII confirment l’analogie frappante du système Tol avec le système TonB, responsable de la translocation des colicines du groupe B et de l’import actif des sidérophores et de la cobalamine. En effet, dans ce système, l’ouverture d’un récepteur de haute affinité est déclenché par son interaction avec le domaine TonB maintenu dans une conformation « active » par le complexe membranaire ExbB-ExbD. Il est donc vraisemblable que des changements de conformation de TolA soient responsables d’une cascade d’événements aboutissant in fine à la translocation. Néanmoins, la translocation des colicines et de l’ADN de bactériophage met en jeu un élément supplémentaire (le domaine de translocation) qui n’est pas nécessaire dans le cas de l’import de sidérophore ou de cobalamine. Nous pouvons imaginer, dans le cadre du modèle de translocation décrit sur la figure 14, qu’un changement de conformation de TolAIII, provoqué par l’interaction avec un domaine de translocation, déplace un équilibre au sein du système, par exemple l’interaction avec TolB. La protéine TolB libérée pourrait alors déclencher l’ouverture du récepteur auquel la colicine est fixée par son domaine central, selon un mécanisme analogue à l’entrée des sidérophores. Cependant, TolB n’est pas essentielle à la translocation de l’ADN de bactériophages ni de certaines colicines. Il n’est pas à exclure dans ce cas que le rôle joué ici par TolB soit joué par TolA, dans le cadre d’un homodimère in vivo, bien qu’aucune observation expérimentale n’ait encore pu soutenir l’existence d’un tel dimère (contrairement à TonB). En revanche, la protéine Pal n’est jamais nécessaire dans le système de translocation.

Contrairement aux effets des domaines ATh et g3p N1 sur TolAIII, l’interaction avec TolB affecte uniquement certaines résonances, que l’on peut attribuer aux résidus N-terminaux de TolAIII. Néanmoins, la localisation d’une zone d’interaction au niveau de ces résidus entre en contradiction apparente avec plusieurs résultats de mutagenèse, qui conduisent à localiser la zone d’interaction dans une région opposée de la protéine. Ce désaccord est déconcertant et les résultats de RMN mériteraient d’être corroborés par des expériences complémentaires. Toujours est-il que l’interaction avec TolB ne semble pas entraîner de changement de conformation sur TolAIII, contrairement aux interactions avec ATh et g3p N1. Cette différence est tout à fait raisonnable dans la mesure où l’interaction avec TolB se ferait dans le cadre du maintien de l’intégrité de la membrane externe, contrairement aux autres interactions qui entraînent la translocation de macromolécules à travers cette membrane.

Cette étude par Résonance Magnétique Nucléaire a croisé d’autres chemins de traverses qu’il pourrait être intéressant d’explorer.

Une des perspectives les plus intéressantes de ce travail est sans doute l’étude de TolAIII en interaction avec ATh. En effet, l’état de TolAIII dans ce complexe s’apparente à un état inhabituel de « globule fondu » caractérisé par une propension à former des éléments de structure secondaire mais par l’absence d’une structure tertiaire rigide. Qui plus est, cet état est obtenu lors d’une interaction avec une autre molécule, alors que le paradigme traditionnel veuille qu’une interaction rigidifie la structure des partenaires. Ce paradigme est aujourd’hui de plus en plus remis en cause et la protéine TolAIII pourrait servir de système d’étude dans ce domaine. Néanmoins, cette étude se heurterait à des difficultés expérimentales certaines en RMN, compte tenu de l’élargissement des raies de résonance dans les conditions d’échange intermédiaire observées.

Une autre perspective plus facilement réalisable serait certainement de lever l’ambiguïté qui subsiste sur l’état de la boucle qui suit la première hélice de la structure de TolAIII. En effet, il n’est pas clair si la mauvaise définition de cette boucle provient seulement d’un manque de contraintes de distance dans cette région ou bien si elle traduit une flexibilité propre à cette boucle (celle-ci pouvant expliquer le manque de contraintes). Des éléments de réponse (nOe hétéronucléaires, comparaison avec la structure de TolAIII de Pseudomonas aeruginosa) penchent vers la seconde hypothèse, mais d’autres éléments seraient les bienvenus. Il serait envisageable, par exemple, de chercher à mesurer des couplages résiduels dipolaires dans un milieu alignant et de confronter ces valeurs avec les deux hypothèses.

D’un point de vue méthodologique, il serait également intéressant de comparer, sur la base des mêmes données initiales, le résultat obtenu en utilisant ARIA avec ceux obtenus en faisant appel à d’autres logiciels d’attribution semi-automatique. En effet, une évaluation des nombreuses méthodes développées récemment va devenir nécessaire dans la mesure où ces outils d’attribution automatique des nOe sont appelés à une utilisation de plus en plus répandue dans une perspective de calcul de structures à haut débit.